CHAPITRE III

Quinze jours avaient passé depuis le duel. Le statut d'Orbret avait changé. Auparavant simple homme d'armes inexpérimenté, le jeune guerrier était devenu un personnage considéré, admiré, à qui même les anciens témoignaient une affectueuse courtoisie, allant jusqu'à solliciter l'honneur de tirer contre lui lors des séances d'entraînement dont il avait pris, tout naturellement, la direction.

Wiolan Hazuka étant à cette époque absent de la capitale, c'était son intendant qui avait félicité le jeune homme pour son exploit. Mais Calhan avait soufflé à l'oreille de son ami :

— Lorsque notre seigneur rentrera, il te fera paraître devant lui, et les félicitations seront tout autres !

Orbret ne tenait pas particulièrement aux félicitations. Il estimait avoir fait son devoir, et s'il avait montré de l'habileté, il n'était pas sans se rendre compte qu'il avait eu beaucoup de chance. Mataqara l'avait sous-estimé, ce qui était normal, vu son âge. Orbret se demandait ce qui se serait passé s'il avait dû affronter un adversaire plus méfiant. Il redoubla d'ardeur à l'entraînement, allant jusqu'à prendre sur ses rares instants de loisir pour fréquenter une des salles les plus réputées de Matilan et y parfaire sa science sous la direction de maîtres à la réputation flatteuse. Insensiblement, sans même s'en rendre compte, il s'engageait dans sa quête de l'absolu…

Orbret était de garde à la porte du palais quand Wiolan Hazuka rentra enfin de son voyage. Le seigneur chevauchait à la tête de son escorte, et chacun nota son visage soucieux que la poussière de la course avait maculé de gris. Des bruits s'étaient répandus sur les troubles qui agitaient plusieurs provinces du sud, et Orbret se dit que le voyage du seigneur, de même que ses évidentes préoccupations, étaient sans doute en rapport avec ces troubles. Mais il n'entendait pas grand-chose à la politique. L'avenir éclairerait sa lanterne.

Comme l'avait prévu Calhan, Orbret fut appelé devant son maître dès le lendemain. Le gros homme se tenait comme à son habitude dans la grande salle de son palais, avec sa garde au complet. Étonné – et passablement ému –, Orbret nota que dame Ono et dame Zelmiane assistaient à l'entrevue, assises sur une banquette un peu à l'écart, toutes deux vêtues à la façon du sud – dame Ono avait ma foi de beaux restes, mais Zelmiane…

Très gêné par les pensées qui lui traversaient la tête, s'efforçant à l'impassibilité mais le cœur en fête, le jeune homme fit deux pas et mit le genou en terre. Il salua son seigneur puis se releva et attendit.

— Approchez, Orbret Afeytah, dit Wiolan Hazuka.

Orbret obéit. C'était la première fois qu'il se trouvait aussi près de son suzerain et, l'observant à la dérobée, il fut à nouveau frappé par son air soucieux.

Wiolan Hazuka attendit quelques instants avant de déclarer, d'un ton grave :

— Orbret Afeytah, j'ai été mis au courant de ce qui s'est passé durant ma longue absence. Je suis satisfait de la façon dont vous avez réagi en face de l'insulte faite à notre clan.

Orbret s'inclina bien bas.

— Je vous remercie, seigneur. J'ai fait ce que tout vassal fidèle aurait fait.

— Sans doute. Mais vous n'êtes mon vassal que depuis peu, et votre jeune âge aurait pu vous dispenser de venger Orka Tommié… Quoi qu'il en soit, vous vous êtes montré courageux et habile. J'ai décidé de vous récompenser.

Orbret se sentit rougir.

— Je vous dote d'un revenu annuel de mille marcs !

Orbret cilla. C'était un revenu très élevé pour un jeune homme. Des maîtres expérimentés n'avaient guère plus de deux ou trois mille marcs. Il espéra que sa bonne fortune ne provoquerait pas trop de jalousie chez ses camarades.

— Je vous remercie, seigneur, répéta-t-il.

Il pensait en avoir terminé, mais Wiolan Hazuka reprit :

— J'ai décidé de vous confier une importante mission, Orbret Afeytah. Une mission secrète et dangereuse. Nul, à l'extérieur de ce palais, ne devra avoir vent de ce que je vais vous dire.

Le cœur d'Orbret s'accéléra, et il ne put se retenir de couler un regard vers dame Ono et dame Zelmiane. Inexplicablement, il pressentait que cette mission avait un rapport avec leur présence dans la salle.

— Vous savez comment vont les choses dans ce pays, je suppose ? s'enquit Wiolan Hazuka, ses gros sourcils froncés.

Orbret secoua la tête.

— Eh bien…

— Alors sachez qu'elles vont mal !

Orbret garda le silence.

— Oui… Elles vont mal, répéta le seigneur, l'œil subitement lointain.

Orbret attendait, intrigué. Pourquoi Wiolan Hazuka lui parlait-il de cela ?

— De nombreux barons fomentent des troubles en s'opposant au pouvoir impérial. Notre sire craint la guerre civile. Je redoute moi-même cette éventualité. Notre clan a toujours été fidèle à la couronne de Soratahr, mais des éléments subversifs s'occupent à soulever les paysans. De petits seigneurs engagent des hommes d'armes et des mercenaires. Tôt ou tard, ces troupes se fondront en une seule qui affrontera celle de Sa Majesté…

Wiolan Hazuka s'agitait, tortillant sa lourde masse sur ses coussins.

— Dans l'île de Kulin, les choses sont allées encore plus loin ! Des provinces entières se sont rebellées !

Cet exposé politique déroutait Orbret. Son seigneur n'avait pas besoin de lui expliquer quoi que ce soit pour le charger d'une mission.

— Ici même, à Matilan, nous ne sommes plus sûrs de personne… (Le gros homme posa un regard incisif sur Orbret.) Quel avantage pour mes ennemis s'ils pouvaient détenir des personnes qui me sont chères ! Je veux éviter cela… Orbret Afeytah, vous prendrez la tête d'un groupe de mes guerriers et vous escorterez dame Ono, dame Zelmiane et leur suite jusqu'en ma forteresse de Tsuicken, qui est autrement mieux défendable que ce palais ouvert à tous les courants d’air !

Orbret n'en croyait pas ses oreilles ! La mission que lui assignait Wiolan Hazuka équivalait à un avancement comme il n'avait jamais espéré en obtenir avant de longues années. Il se sentit soulevé par l'enthousiasme et eut bien du mal à contenir son agitation pour répondre modestement :

— Oui, seigneur.

Wiolan Hazuka devina sans peine l'excitation du jeune homme. Son visage lunaire prit une expression dure.

— Ne croyez pas que votre mission sera une simple promenade à travers le pays, Orbret Afeytah ! Elle sera longue, périlleuse… Vous devrez traverser des régions où votre sécurité ne sera assurée que par le tranchant de votre sabre. Et sachez que vous répondrez de dame Ono et de dame Zelmiane sur votre tête !

Orbret s'inclina.

— Je mourrai plutôt que de vous décevoir, seigneur.

Cette fois, il ne put s'empêcher de contempler franchement les deux femmes. Elles le couvaient elles-mêmes des yeux. Il se redressa, empli de fierté.

— Pourrai-je choisir ceux qui m'accompagneront, seigneur ?

— Bien sûr… Mais vous me soumettrez votre choix pour examen.

— Quand devrai-je partir ?

Wiolan eut une expression rusée.

— Je vous le ferai savoir au dernier moment. Pour votre sécurité comme pour celle de ces nobles dames… et pour la mienne, il convient d'abord d'endormir l'attention de nos ennemis. Continuez à vous entraîner. Allez en ville comme si rien n'était changé. Fréquentez les tavernes et les bordels tels les autres jeunes gens de votre âge… Mais soyez sur vos gardes. J'ai besoin de tous mes vassaux… Et n'oubliez pas le secret. Allez, maintenant !

Orbret s'inclina puis, posément, quitta la salle.

Tous les regards pesaient sur ses épaules.

 

Rien, au palais, ne laissait deviner que le seigneur était sur ses gardes. Wiolan Hazuka continuait de se montrer à la cour de l'empereur et discourait longuement sur la qualité des mets qu'on lui confectionnait en cuisine, comme si toute l'importance du monde se résumait à la qualité d'une sauce de gibier. De son côté, Orbret, se conformant aux ordres, se rendait quotidiennement à la salle d'armes pour s'y entraîner au sabre.

Le jeune guerrier était en train d'acquérir une habileté hors du commun, même s'il n'en avait pas vraiment conscience. Aucun de ses condisciples n'était plus capable de le battre. Mais il n'était pas satisfait. Il n'oubliait pas ce que lui avait dit Orka Tommié. La technique n'était rien si elle ne s'harmonisait pas avec le spirituel. De cette seule façon, le guerrier parvenait à la maîtrise de son art. Mataqara était mort pour n'avoir pas fait sien cet axiome. Orbret en avait conscience, mais il ne savait pas trouver cette harmonie. Il se sentait loin de quelque chose d'essentiel qu'il ne pouvait qu'entrevoir, et par moments, il se demandait s'il l'atteindrait un jour, surtout s'il restait au service de Wiolan Hazuka. Ne ferait-il pas mieux de devenir lui aussi un guerrier errant et, comme tant d'étudiants en arts martiaux, d'aller à travers le monde, défiant les maîtres et fréquentant les salles d'armes au hasard de ses pérégrinations ?

C'était peut-être la solution à son problème, mais, pour l'instant, cette solution n'était pas envisageable. Orbret était lié à son clan, d'autant que sire Hazuka avait besoin de lui. Le quitter, même pour étudier, ne serait rien d'autre qu'une trahison.

 

Un soir, alors qu'il picorait des gâteaux au miel, en compagnie de Calhan, son ami lui demanda :

— Veux-tu que je te confie un secret ?

Orbret fronça les sourcils.

— Quel secret ?

— Je fais plus qu'envoyer des poèmes à la dame de mes pensées. Maintenant, nous nous voyons… Elle se nomme Liika, et elle répond à mon sentiment. C'est ma maîtresse !

Les affaires de cœur de Calhan n'intéressaient guère Orbret. Lui-même était très discret quant aux siennes. Il avait eu une courte liaison avec une des dames d'atours du palais, mais cette aventure était terminée. Et s'il échangeait des sourires avec l'amie de cette fameuse Liika quand il lui arrivait de la croiser, le fond de son cœur n'était occupé que par l'image de dame Zelmiane. Néanmoins, il prêta une oreille polie aux propos de son camarade.

— Voilà une nouvelle ! dit-il, narquois.

La réserve d'Orbret ne sembla pas refroidir Calhan. Au contraire, se penchant vers lui comme s'il redoutait qu'on l'entende, le jeune homme reprit, tout bas :

— J'ai rendez-vous tout à l'heure avec elle.

— Oh, oh !

— Jusqu'à présent, nous n'avons connu que les buissons du parc. Cette fois, ce sera dans sa chambre !

Orbret était gêné. Il ne goûtait ni la paillardise, ni les bavardages vantards de la plupart de ses condisciples, car il assimilait toutes les femmes à Zelmiane. Manquer de respect à l'une d'elles équivalait à manquer de respect à celle qu'il aimait en secret.

— Je te félicite, déclara-t-il plus sèchement qu'il n'aurait voulu. Mais pourquoi me dis-tu ça ?

Calhan eut un large sourire.

— Parce que je n'irai pas seul au pavillon des femmes. Tu viendras aussi !

Orbret sursauta. Son ami devenait-il fou ?

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— L'amie de Liika… Tu sais, la fille que tu as vue avec elle, en pagne… et qui s'arrange tout le temps pour te croiser dans les couloirs du palais… Eh bien, elle m'a fait remettre ceci pour toi !

Triomphant, Calhan tira de sa ceinture un papier scellé de rouge. Estomaqué, Orbret le saisit, le déplia.

— Pour moi ? fit-il bêtement. Mais pourquoi ?

— Pourquoi pas ? Une femme n'a-t-elle pas le droit de soupirer après toi ? Te crois-tu trop laid pour inspirer un sentiment amoureux ?

— Mais…

— Il n'y a pas de « mais ». Liika m'a fait comprendre que son amie Suwa – c'est son nom – est très éprise de toi. Cependant, comme tu sembles ne pas vouloir t'en rendre compte, elle s'est décidée à faire les premiers pas et à t'écrire… Elle aussi sait que nous allons peut-être bientôt nous battre et mourir… Mais j'imagine que son honneur a été mis à rude épreuve. Elle doit vraiment beaucoup t’aimer !

Orbret tombait des nues. Évidemment, quand il y repensait, il devait bien admettre qu'il croisait très souvent Suwa, au palais, ou dans le parc, ou n'importe où. Elle assistait aux séances d'entraînement plus qu'une dame d'atours ne faisait de coutume. Et, chaque fois que leurs regards se croisaient, il avait remarqué qu'elle soupirait et que son œil s'emplissait de mélancolie. Mais il n'avait jamais prêté attention à ces mimiques. Il avait d'autres choses à faire qu'à songer à une femme – à l'exception de Zelmiane. Pourtant, Calhan avait raison sur un point : il n'était pas habituel qu'une dame écrive la première. Il fallait donc que Suwa l'aimât réellement. Il en ressentit de l'émotion.

— Tu ne lis pas ?

Orbret tournait et retournait le papier dans ses mains. Avec un soupir, il l'approcha de la lampe à huile et lut à mi-voix :

— Mes pensées sont troublées et mon âme sanglote… Mon cœur se flétrira au matin, si mon aimé ne vient pas.

C'était la première fois qu'il lisait un poème dont il était l'objet. Cela lui fit une étrange impression.

Il leva la tête. Calhan le regardait avec insistance.

— Je n'irai pas ! dit-il impulsivement.

Il s'attendait à ce que son ami proteste. Pourtant, Calhan se contenta de répondre :

— Je ne vais pas te forcer à le faire. Mais n'auras-tu aucun remords si cette pauvre fille meurt par ta faute ?

— Pourquoi mourrait-elle ? Ce sont des enfantillages !

Orbret parlait avec violence. Il avait la désagréable sensation d'être pris dans un piège. Calhan secoua la tête.

— Je ne crois pas… Liika et moi avons parlé d'elle. Elle la connaît très bien. Suwa est une jeune fille honnête. Elle ne te ferait pas un chantage au suicide. Elle t'aime vraiment et mourra si tu ne réponds pas à son amour. Mais elle ne te suppliera jamais.

— Mais je ne l'aime pas, moi…

Orbret s'interrompit juste à temps. Il avait failli crier « C'est Zelmiane que j’aime ! ».

— Alors tu dois le lui dire… Ou au moins le lui écrire. C'est cruel de laisser une femme dans le doute. Pire… C'est lâche !

Orbret sursauta.

— Tu me crois lâche ?

— Il est parfois plus difficile d'affronter de doux yeux que le sabre d'un guerrier errant !

Sur cette dernière flèche, Calhan se retira, sans refermer la porte derrière lui.

 

Une fois seul, Orbret resta longtemps immobile, les yeux dans le vague. Il tenait toujours le poème de Suwa et réfléchissait à ce qu'il convenait de faire. Il aimait une femme – inaccessible – et était aimé d'une autre – belle et très accessible. Sa résolution de ne pas aller la voir faiblissait. Calhan avait raison. Ils allaient peut-être bientôt devoir se battre. Il pourrait être tué. Qu'aurait-il connu de l’amour ? Quelques brèves étreintes avec des servantes et des prostituées. Car aucun noble sentiment ne l'avait uni avec qui que ce soit. Suwa était une jeune fille issue d'un milieu élevé. Son éducation ne devait rien laisser à désirer, sinon elle ne serait jamais devenue dame de compagnie au palais de Wiolan Hazuka… Et puis elle était fort jolie. Orbret la revoyait, presque nue, sur la véranda du gynécée… N'eût été sa passion pour Zelmiane, il aurait été ravi de la courtiser, de devenir son amant… Mais sa passion pour Zelmiane, concubine de sire Hazuka, n'était et ne serait jamais qu'une chimère.

Orbret ne croyait pas que Suwa mettrait fin à ses jours s'il n'allait pas la retrouver. Là n'était pas l'important. L'important… c'était qu'il désirait tout à coup Suwa ! Son corps le lui disait d'une façon évidente.

Sacrifier un bel et bon amour à une chimère… Allons donc !

Orbret se leva, un vague sourire aux lèvres. Il se dévêtit, ôtant même son linge de corps. Son sexe était dressé. Il passa une simple robe de coton blanc, noua ses cheveux, chaussa des sandales et sortit de chez lui.

Il courut plus qu'il ne marcha vers la maison des femmes. Le vent était tiède. Il sembla au jeune homme que la nature, la vie, n'étaient que légèreté. Les instants à venir allaient être des instants de douceur, d'abandon. Il était bon que des senteurs de jasmin les accompagnent.

Orbret traversa d'un bond l'allée qui menait à la véranda du gynécée. Arrivé en bas des marches, il se déchaussa et monta sans bruit. Son cœur battait la chamade, et il sentait un émoi inconnu lui serrer la gorge. Ce n'était pas du tout comme avec les autres femmes qu'il avait connues !

Il poussa la porte qui donnait sur le couloir desservant les chambres. Une agréable odeur de santal lui chatouilla les narines. Une lampe à huile brûlait devant un panneau coulissant. Orbret attendit, songeant que Calhan et Liika devaient être en train de faire l'amour, à quelques pas de lui. Il tendit l'oreille et, de fait, perçut des gémissements étouffés qui achevèrent de lui mettre le sang en ébullition. Mais il resta assez maître de lui pour marcher silencieusement. S'il se faisait surprendre, il serait en position fâcheuse et passablement ridicule. Wiolan Hazuka le punirait, et dame Zelmiane aurait très mauvaise opinion de lui.

Dame Zelmiane qui, elle-même, devait dormir dans cette maison…

Orbret fit coulisser le panneau dans ses rainures. La chambre était obscure. Il entra, referma derrière lui et attendit, le cœur battant. Il entendait un souffle régulier. Suwa dormait. Il contint son impatience. Ses yeux s'accoutumant à la pénombre, il distingua enfin la forme de la dormeuse allongée sur sa couche. Un simple drap couvrait le bas de son corps. Il admira ses seins épanouis. Elle dormait une main sous sa nuque, l'autre sur son bas-ventre, par-dessus le drap.

Il s'avança, s'agenouilla à côté du lit bas, tendit la main, effleura un des té tins. Suwa eut un petit gémissement de peur, et il dit rapidement, tout bas :

— C'est moi… Orbret Afeytah !

Il n'entendit pas le cri d'épouvante qu'il redoutait – et s'il s'était trompé de chambre ! La jeune fille se redressa lentement. Il remonta de son sein à son épaule. Sa peau était douce comme de la soie. Il redescendit le long de son bras, jusqu'à son poignet, lui caressa la main, la saisit doucement.

— Je suis venu, murmura-t-il, maudissant le manque d'esprit qui lui faisait proférer une pareille platitude.

Suwa ne pipa mot. Il entendait son souffle irrégulier.

Il la dévorait des yeux dans la demi-obscurité, contemplait ses longs cheveux défaits, son visage arrondi, ses yeux écarquillés, sa bouche entrouverte. Elle sentait bon. Il avait violemment envie d'elle, et son sexe, sous son léger vêtement, était dur comme la lame de son sabre.

Elle attendait sans doute des mots d'amour, des promesses. Il n'avait jamais dit de mots d'amour, jamais fait de promesses à une femme. Il chuchota :

— Tu es si belle…

Ses mains remontèrent jusqu'aux seins ronds et blancs, les coiffèrent en coupe. Il avala une salive épaisse. Il pouvait sentir les pointes qui s'érigeaient. Il caressa les lourdes masses de chair, s'émerveilla de leur tiédeur, de leur fermeté. Suwa poussa un petit gémissement.

Elle repoussa elle-même le drap qui couvrait son ventre et ses cuisses. Elle ne portait pas son pagne. Il regarda sa touffe sombre. Elle écartait les jambes… Il comprit qu'elle le désirait aussi fort que lui-même la désirait ; se pencha sur elle, l'embrassa. La saveur de sa bouche était exquise. Il caressa son dos nu.

Elle lui retira elle-même sa robe, avec des mains fébriles. Ils se séparèrent un instant, haletants.

— Tu es belle, répéta-t-il.

Il s'agenouilla sur le lit, devant elle, la reprit dans ses bras, l'embrassa à nouveau. Elle répondit à son étreinte. Il l'allongea sur le dos. Il savait d'instinct qu'elle attendait qu'il se conduise en guerrier, après toutes ces nuits où elle l'avait espéré. Il ne devait pas faire preuve de mièvrerie mais montrer sa virilité. Les instants de tendresse viendraient plus tard.

Il la prit derrière les cuisses et lui remonta les jambes très haut puis la chercha d'une main impatiente, s'étonna de sentir son sexe si chaud et si mouillé. Alors il s'avança, dardant son épieu.

Il ne parlait pas. Suwa haletait, et ses mains lui pressaient les hanches. Ses yeux étaient grands ouverts, immenses dans la pénombre.

Il poussa, songeant qu'il y avait dans l'amour une étrange similitude avec le combat au sabre, quand l'arme pointée frappe dans un jaillissement physique et mental. La sensation spirituelle transcendait l'acte guerrier. En cet instant, elle transcendait son lent engloutissement dans le ventre de Suwa.

Il la prit d'un seul élan. La jeune fille poussa un petit cri, se redressa et lui griffa le dos. Elle se contracta tout entière. Immédiatement, tant était grande son excitation, Orbret s'épancha dans un spasme qui le fit trembler de la tête aux pieds.

La tension diminua brutalement en eux. Ils respiraient fort. Mais ils ne voulaient pas, ils le savaient sans avoir besoin de se le dire, se contenter de cet accouplement trop bref. Sans se retirer, le guerrier se mit à aller et venir, cramponné au corps de Suwa, la regardant et s'enivrant de ses petits cris de plaisir. Elle avait enfin fermé les yeux. Elle se rallongea lentement sur le dos, se laissant glisser, molle entre ses mains. Il s'étendit sur elle de tout son long. Plus qu'avec ses précédentes amantes, cette nuit, il devenait homme, tout comme le jour où il avait vaincu Mataqara. Il entendait savourer chacun de ces merveilleux moments jusqu'au complet assouvissement de ses sens.

Suwa poussa un cri plus aigu que les autres, se cambra, et sa tête frappa violemment l'oreiller, roulant de droite et de gauche. Orbret inspira son odeur, savoura sa jouissance, lui embrassant la bouche, les yeux, les cheveux. Sa tension renaissait, aiguisée par les mouvements saccadés de la jeune fille, par ses râles, ses griffures dans son dos, leurs peaux moites et brûlantes glissant l'une contre l'autre. Il laissa monter cette tension jusqu'à ce qu'elle s'épanouisse en un paroxysme. Alors, grondant comme un loup, il serra son amante de toutes ses forces, poussant son sexe en elle comme s'il voulait la pénétrer plus profond, encore plus… La sève jaillit de ses reins et ils hurlèrent de concert, frénétiques.

Il retomba, brisé. Suwa gémissait sans discontinuer. Ses mains étaient nouées aux siennes.

Ils restèrent immobiles durant ce qui leur parut une éternité, pantelants, leurs sexes unis. Puis il leva la tête. Des petits rires se faisaient entendre derrière les cloisons. Orbret comprit que les autres occupantes de la maison des femmes avaient écouté les échos de leur passion. Il en fut très fier !

Il se redressa, saisit Suwa aux hanches pour qu'elle se mette à quatre pattes et, se souvenant d'un texte érotique qu'il avait lu autrefois, en cachette, au manoir familial, décida de varier les plaisirs. Sa compagne l'accepta sans réserve…

Ils sauraient tous, au palais de sire Wiolan Hazuka, qu'Orbret Afeytah était un aussi redoutable guerrier avec le sabre de chair qu'avec le sabre d’acier !

 

Suwa éprouvait une profonde amitié pour dame Zelmiane, dont elle était à la fois la dame d'atours et la confidente. Elle n'ignorait rien de l'étrange destinée qui avait fait d'une orpheline élevée par une mère maquerelle, vendue au seigneur Hazuka à un âge où les autres fillettes jouent encore dans la maison de leur mère, la première concubine du puissant noble. Elle l'admirait profondément. Grâce à ses dons, son intelligence, son éducation… et sa science amoureuse, dame Zelmiane était devenue une personne dont l'autorité au palais égalait presque celle de dame Ono, l'épouse vieillissante du maître.

Mais malgré son haut rang, dame Zelmiane ne se montrait pas tyrannique envers ses dames de compagnie et ses domestiques. Elle était d'un commerce agréable, et Suwa aimait beaucoup l'entendre parler de l'histoire de l'empire de Soratahr, qu'elle avait étudiée, ou de la parole des dieux, qu'elle respectait… Mais surtout, Suwa aimait quand elle parlait d'amour. Car Zelmiane était une experte en ce domaine, et elle adorait enseigner les secrets de la galanterie à ses confidentes. Elle faisait très souvent l'amour avec elles, autant par plaisir que pour leur faire découvrir le pouvoir de leurs corps.

C'était à ces leçons… très particulières que Suwa avait dû de se montrer digne d'Orbret Afeytah, et non pas à son unique expérience avec un guerrier du manoir de son père, deux années plus tôt, qui l'avait laissée profondément insatisfaite. En ce petit matin, Suwa Kalim était satisfaite… Jusqu'en la plus intime de ses fibres !

Elle avait aimé Orbret Afeytah dès le premier regard, quand le jeune homme avait accompagné son ami qui venait voir Liika. Elle pouffa à ce souvenir… Liika se mettant nue et elle… hem… presque pareil… pour aguicher les deux garçons. Mais ceux-ci s'étaient dérobés, et elles étaient rentrées chez elles, furieuses et frustrées. Elles avaient fait l'amour ensemble pour se consoler… Cependant, Suwa avait continué de se languir, se rendant compte avec désespoir qu'au contraire de Calhan, qui avait apparemment réussi à surmonter sa timidité et dont l'amourette se développait avec Liika, Orbret Afeytah était de mœurs austères et ne faisait pas attention à elle. Cette indifférence, loin de la rebuter, n'avait fait qu'exacerber sa passion. Suwa était éperdument amoureuse, d'un amour qui ne s'éteindrait pas. Elle avait pleuré, gémi et prié les génies, ne trouvant de consolation que dans les paroles de réconfort et les caresses de Zelmiane, à qui elle avait confié son chagrin.

Elle avait tremblé le jour où Orbret avait affronté le vainqueur d'Orka Tommié et passé en prière tout le temps du duel. Sa fierté et son bonheur avaient éclaté quand elle avait su le résultat de l'affrontement. À son amour pour Orbret s'était ajoutée une immense admiration.

Mais Orbret n'avait pas pour autant fait attention à elle. À ses yeux, il semblait bien qu'elle n'existait pas…

Alors Suwa avait décidé de mourir. Si Orbret ne voulait pas l'aimer, elle mettrait fin à ses jours, ne pouvant souffrir d'être rejetée par le seul homme qui comptât à ses yeux. Elle possédait un petit poignard sacrificiel très ancien, qui lui venait de son père. Ce poignard était aiguisé tel un sabre de combat. Elle n'hésiterait pas à se le planter dans la gorge, là où palpite la grosse artère. Elle espérait seulement que cela ne serait pas trop douloureux.

Sa décision prise, Suwa s'était sentie en paix. Elle avait écrit son message d'adieu à Orbret et l'avait confié à Liika, en espérant qu'il parvienne au guerrier et fléchisse sa résolution. Puis elle s'était enfermée dans sa chambre, méditant sur la fragilité de la vie et la force des sentiments qui en forment la trame. Les autres femmes avaient respecté son recueillement. Zelmiane elle-même ne l'avait pas appelée. À la nuit, Suwa avait placé une lampe allumée devant sa porte. Elle avait fait sa toilette, s'était parfumée puis couchée, et elle s'était endormie immédiatement tant sa résolution l'avait calmée. Si au matin Orbret Afeytah n'était pas venu, elle mourrait…

Mais Orbret était venu, et la joie chantait dans son âme !

 

Suwa sortit sur la véranda. D'autres femmes s'y trouvaient, qui pouffèrent de rire. Elle rougit, mais son bonheur était trop grand pour qu'elle désire le cacher.

Elle rendit leurs sourires à ses compagnes et, inspirant l'air frais à pleins poumons, adressa mentalement une prière de remerciement au soleil et aux génies.

Liika s'approcha d'elle. Les deux amies échangèrent un regard complice.

— Dame Zelmiane te demande, annonça Liika. Elle a dit que tu la retrouves aussitôt que tu seras prête.

— J'y vais.

Suwa longea la véranda du gynécée. Elle avait envie de rire. Elle savait pourquoi Zelmiane la faisait demander. Sa maîtresse désirait savoir dans le détail comment s'était passée cette nuit dont les échos n'avaient pu manquer de lui venir aux oreilles, la discrétion n'ayant pas été leur fort, à Orbret et à elle !

Suwa serait ravie de donner tous ces détails à Zelmiane. Elle était si fière, si heureuse ! Et Orbret un si bon amant !

Dame Zelmiane habitait de l'autre côté du gynécée, dans une aile beaucoup plus luxueuse que celle où logeaient les dames de compagnie. Seules les pièces réservées à dame Ono, l'épouse en titre du seigneur, étaient plus luxueuses encore. Mais Suwa n'avait pas souvent l'occasion de les fréquenter. Dame Ono se consacrait à la poésie et à l'étude des textes religieux, entourée de chiens et de chats, et semblait s'être résignée au peu d'attrait qu'elle exerçait encore sur son époux. Elle s'acheminait tranquillement vers son crépuscule et ne goûtait guère la compagnie de jeunes filles riantes et piaillantes.

Suwa poussa la porte sculptée qui donnait sur le salon de Dame Zelmiane, se déchaussa et entra. Zelmiane était assise sur un coussin, en pagne, et tenait ouvert devant elle un livre qu'elle semblait en train de consulter. Elle leva la tête, posa l'ouvrage et sourit. Suwa répondit à son sourire, sans affectation. Elle était dévorée de l'impatience de confier son bonheur à celle qu'elle considérait, malgré leur différence de rang, comme sa meilleure amie avec Liika.

— Viens, Suwa, dit Zelmiane avec douceur. Prends place près de moi.

Suwa s'inclina et s'accroupit sur le coussin que sa maîtresse lui désignait de la main. Les deux femmes se regardèrent un instant.

— Comme tu sembles heureuse, Suwa, reprit Zelmiane d'un ton de tendre moquerie.

— Je le suis, noble dame !

— Il est donc venu… Tu vois que j'avais raison de te dire de ne pas désespérer. Tu es si jolie… si avenante… Quel guerrier pourrait te résister ?

Suwa baissa la tête. Il était d'usage qu'elle minimise son charme devant sa maîtresse, même si elle ne pensait pas un mot de ce qu'elle allait dire :

— Noble dame, je ne suis rien à côté de vous !

Zelmiane pouffa, peu dupe de la modestie de sa compagne.

— Vraiment… Et comment me trouves-tu, alors ?

Suwa laissa ses yeux errer sur les formes dénudées de Zelmiane. Sa maîtresse était une femme splendide, tout l'empire le savait. Elle avait été bénie des dieux. Elle possédait la beauté du corps et du visage, la grâce et l'intelligence…

— Noble dame, vous êtes incomparable, déclara Suwa.

— Incomparable, en effet… N'empêche que c'est toi qu'Orbret Afeytah est allé rejoindre ! Et si j'en juge par ce que mes oreilles m'ont appris, ce guerrier doit être aussi vigoureux que beau et valeureux !

Suwa eut un sourire satisfait.

— Oh oui, noble dame ! Il est valeureux à tous les points de vue !

Jusqu'à présent, Zelmiane ne s'était pas départie d'un certain air de majesté, malgré sa gentillesse vis-à-vis de Suwa. Mais tout à coup, poussée par la curiosité, elle parut oublier son rang. Redevenant une simple jeune fille, elle se pencha sur Suwa et, la saisissant par l'épaule, lui demanda :

— Ce fut aussi bon que tu l’espérait ?

Ses yeux brillaient. Ceux de Suwa brillèrent également quand elle répondit :

— Encore meilleur !

— Combien de fois t'a-t-il prise ?

— Six fois.

— Six fois ! Il a joui six fois durant la nuit ! Quel gaillard !

Suwa se redressa, rosissante de fierté.

— Lui… six fois… Pour moi, je ne compte pas le nombre d'instants où il m'a donné du plaisir !

Une lueur passa dans les yeux de Zelmiane. Toute à son bonheur, Suwa ne la vit pas.

— Tu as de la chance, Suwa. J'aimerais connaître un tel amant…

Il était rare que Zelmiane se plaigne de son sort. Mais chacune de ses suivantes savait que l'obèse Wiolan Hazuka n'était plus que très modérément attiré par ses concubines et qu'il leur préférait de jeunes garçons à la chair tendre. Les quelques fois où il appelait une de ses femmes en sa couche, il se contentait de rapides étreintes ; à moins qu'il ne l'offrît, par politesse, à quelque hôte de marque de passage au palais. Alors il se bornait à regarder, tout en caressant un de ses mignons.

Se reprenant, Zelmiane interrogea :

— T'a-t-il aimée dans diverses postures ?

— Oui, noble dame.

— Lesquelles ?

— Je ne saurais dire. Je…

— Attends !

Zelmiane se leva et alla fouiller dans un coffre. Elle en ramena un recueil, qu'elle ouvrit devant son amie. Curieuse et intéressée, celle-ci reconnut un de ces livres galants que possédaient certaines courtisanes. L'ouvrage, luxueux, était illustré de gravures d'un réalisme qui ne diminuait en rien leur beauté poétique et délicate. Suwa ne savait pas que Zelmiane en avait un, et elle regretta de n'avoir pas eu l'occasion de le consulter avant de recevoir Orbret en sa chambre. Elle aurait pu se montrer encore plus… amoureuse.

Zelmiane lui montra une gravure où l'homme chevauchait la femme, la prenant par l'arrière tout en lui caressant les seins par l'échancrure de sa chemise.

— T'a-t-il prise dans cette position ? demanda-t-elle.

— Oui, noble dame, mais pas la première fois.

— C'est la position de l'étalon. Elle est très agréable pour l'homme ; un peu moins pour la femme, car le sexe en elle ne caresse pas vraiment le bouton sensible. Néanmoins, si l'homme n'est pas trop lourd et s'il a le membre assez long, on peut y trouver du plaisir. Tu en as eu ?

Suwa rit.

— Oh oui !

— Et cette position-là ?

Cette fois, la femme était sur le dos, les jambes repliées, et son partenaire la possédait en la tenant sous les genoux. Suwa rougit. C'était précisément ainsi qu'Orbret l'avait prise la première fois.

— Oui.

— C'est le colimaçon. Il donne beaucoup de plaisir. On peut mettre les jambes sur les épaules de l'amant pour qu'il pénètre plus profondément encore. Mais il faut faire attention. Cette posture favorise la fécondation…

Suwa était admirative. Zelmiane lui montrait toute l'étendue de sa science amoureuse. Elle lui fit découvrir d'autres positions, les nommant et les commentant.

— Le tire-bouchon… On sent particulièrement le sexe en soi, surtout s'il est gros… La selle du guerrier… Beaucoup d'hommes aiment voir la femme les chevaucher, et elle peut ainsi diriger l'acte à sa guise… Le pont… La liane grimpante… Et celle-ci, dans le second orifice de l'amour… Ton amant t'a-t-il prise par là ?

Suwa se couvrit la bouche des deux mains, écarlate.

— Oui, noble dame.

— Les hommes affectionnent cette variante, mais il est vrai qu'ils la pratiquent surtout entre eux. Elle est pourtant source de félicité pour la femme aussi, à condition que son amant soit doux… Sire Hazuka se plaisait à me prendre ainsi, autrefois… Mais maintenant, il fait cela avec des jeunes garçons que je dois éduquer moi-même à l'aide d'artifices…

Zelmiane s'excitait. Elle laissait son doigt errer sur les gravures, riait tout bas. Elle avait glissé sa main libre sous son pagne et, par instants, passait le bout de sa langue sur ses lèvres. Suwa ne l'avait jamais vue ainsi, et elle se demanda si sa maîtresse n'allait pas l'entraîner sur sa couche. Elle n'aurait pas aimé faire l'amour avec elle, ce matin. Elle était encore trop pleine des instants passés entre les bras d'Orbret.

Mais Zelmiane se calma soudain. Avec un soupir, elle reposa le livre. Elle semblait rêveuse.

— Son sexe est-il gros et long ? s'enquit-elle.

Suwa se détourna, pour que son interlocutrice ne la voie pas rire.

— Je n'ai pas trop d'expérience pour comparer, répondit-elle. Il est assez long et assez gros pour m'avoir rendue très heureuse.

— En vérité… Eh bien, tu as beaucoup de chance d'aimer ce guerrier… Mais lui, t'aime-t-il ?

Un flot de tendresse envahit l'âme de Suwa.

— Il a dit qu'il reviendra me voir toutes les nuits.

Zelmiane semblait hésiter à parler. Suwa attendit.

Enfin, la prenant par la main, sa maîtresse lui demanda à mi-voix :

— Veux-tu m'être agréable, ma chérie ?

— Bien sûr, noble dame !

Zelmiane se pencha sur l'oreille de sa compagne et lui parla tout bas. Suwa ouvrit de grands yeux, puis son expression de surprise fit place à une brève grimace douloureuse. Mais, presque aussitôt, elle reprit son maintien doux, soumis et respectueux.

— Je ferai comme vous désirez, noble dame, dit-elle en s'efforçant d'affermir sa voix.

Zelmiane éclata de rire et claqua des mains comme une petite fille.

— Tu es une véritable amie, Suwa ! s'exclama-t-elle. Je ne l'oublierai jamais !

 

Derrière la salle d'armes, dans le vent aigrelet qui soufflait du nord, Orbret ôta ses braies et, en pagne, se plongea dans le ruisseau. Il se lava longuement, tout en pensant à Suwa.

Il éprouvait un sentiment inattendu pour elle. De l'amour ? Il ne savait pas et, à vrai dire, il avait un peu peur de ce mot. Il n'avait guère aimé qu'une seule personne, dans sa vie, à l'exception de sa mère disparue quand il était encore petit enfant, et c'était Lodhi-Nam, son vieux maître. Pour son père même, il ressentait plus de respect que d'affection. Mais avec Suwa, tout était différent ! Il ne comprenait pas comment il avait pu se montrer aussi aveugle durant des semaines et des mois. À présent, il désirait la revoir, la serrer à nouveau sur sa poitrine, l'embrasser, entendre ses mots doux, sentir la caresse de ses mains sur sa peau, de son souffle sur son visage… et savourer l'exquise moiteur de son sexe enchâssant le sien !

C'était bien étrange. Orbret ne concevait plus d'exister sans Suwa. Et la pensée de dame Zelmiane n'y changeait rien.

Zelmiane… Audacieusement, Orbret songea à elle. Il la désirait encore plus depuis qu'il avait fait l'amour avec Suwa. Il savait bien qu'il ne la posséderait jamais. Une pareille idée frisait presque la trahison envers son seigneur. Mais il ne pouvait s'empêcher de l'avoir…

Soupirant, il sortit de l'eau. Il alla chez lui se vêtir puis, comme il se trouvait momentanément désœuvré, commença à se promener dans le parc. Là, il rencontra Calhan. Les deux hommes se regardèrent un instant et éclatèrent de rire.

— Alors, s'écria Calhan, regrettes-tu d'avoir suivi mes conseils ?

Orbret n'avait aucune raison de mentir ou de se mentir à lui-même. Il répondit avec franchise :

— Je n'étais qu'un idiot.

Calhan lui frappa l'épaule.

— Liika a un sacré tempérament, confia-t-il. Et ta Suwa ? Est-ce qu'elle a le cul aussi ardent qu'elle est jolie ?

Subitement et désagréablement douché par la paillardise de Calhan, Orbret allait rétorquer vertement. Mais à cet instant, un serviteur apparut et s'inclina brièvement.

— Seigneur Orbret Afeytah, dit-il, je vous cherchais partout. Notre sire vous mande auprès de lui sur l'heure !

 

C'était la première fois qu'Orbret voyait Wiolan Hazuka autrement qu'alangui sur ses coussins, à l'exception de la nuit où il était rentré de voyage à cheval. Le seigneur était vêtu de pied en cap et, surtout, portait sabre et poignard. Orbret réalisa d'un seul coup d'œil que l'aimable obèse qu'il connaissait pouvait être tout autre chose qu'un indolent. Wiolan Hazuka se mouvait avec vivacité, aboyant des ordres qu'il ponctuait de mouvements des deux mains. Il vit Orbret et lui fit face.

— Ah ! Orbret Afeytah…

— Seigneur, vous m'avez fait appeler ?

— Oui… Les événements se précipitent, ainsi que je le redoutais. Plusieurs provinces sont entrées en rébellion. Je vais rejoindre l'empereur en sa forteresse. Quant à vous, comme prévu, vous quittez Matilan cette nuit même.

Orbret cilla, étonné par cette brutale nouvelle.

— Vous prendrez par la plaine du Daiji et ferez route par les défilés de Mechi, de Koalam, puis…

Orbret écoutait les ordres de son suzerain, raidi dans une attitude de respectueuse obéissance. Mais en lui-même il enrageait. Plus de délices dans les bras de Suwa… Brutalement, il eut la crainte horrible de la perdre.

— À partir de maintenant, continuait Wiolan Hazuka, nul ne devra plus savoir où vous vous trouvez. Il y va de la sécurité des nobles dames que vous escorterez. Il faut vous pénétrer de l'idée que votre mission est dangereuse et que vous ne pourrez vous fier qu'à vous-même…

Orbret acquiesça, s'efforçant de chasser Suwa de ses pensées. Wiolan Hazuka lui fixait un itinéraire exclusivement montagneux, qui lui ferait traverser des régions sauvages, des forêts épaisses, des vallées encaissées. Il risquerait moins d'y être attaqué par une armée rebelle que par de vulgaires brigands, mais le danger n'en resterait pas moins de tous les instants.

— Une fois dans l'île de Kulin, il ne faudra pas vous croire en sécurité, conclut Hazuka. Même en ma province de Teraga, vous serez exposé à des attaques de la part de certains de mes voisins.

— Je ne l'oublierai pas, seigneur.

Wiolan Hazuka fixait un regard calculateur sur le jeune homme, comme s'il le jaugeait.

— Arrivé en ma forteresse de Tsuicken, vous vous mettrez sous les ordres de mon fils Akhebo. C'est lui qui commande ma garnison. (Il se racla la gorge.) Si nous l'emportons, je ne vous oublierai pas, Orbret Afeytah.

Orbret s'inclina profondément.

— Je vous remercie, seigneur. Me sera-t-il permis d'écrire à mon père ?

— Non. Vous êtes consigné, par mesure de sécurité.

— Bien, seigneur.

Le refus, abrupt, ennuyait Orbret, qui aurait voulu apprendre à son père l'existence de Suwa et lui demander conseil quant à ce qu'il devait faire avec elle. Mais les ordres de Wiolan Hazuka étaient sacrés.

— Allez-vous préparer, Orbret Afeytah. Il vous reste peu de temps. Et faites-moi savoir qui vous accompagnera.

Orbret se retira, en proie à des sentiments mitigés. Il était fier que son maître lui confie une telle mission, mais il pensait à son père. Tochi Afeytah était un homme très conformiste. Il lui avait fait souvent le reproche de son caractère indiscipliné. Comment prendrait-il sa liaison avec Suwa si lui ne pouvait l'en avertir, en fils respectueux de sa volonté ?